La curatrice du musée de Brooklyn, Stephanie Sparling Williams, fout le bordel dans des collections ancestrales, mais un joyeux et très intelligent bordel. Cette spécialiste de l’art noir américain et afroféministe a repensé la manière de présenter les oeuvres au public. C’est une lecture nouvelle du concept d’exposition qui nous met face à face avec la domination de l’art par nos “sociétés fondées sur le colonialisme et la mise en esclavage”.
De l’autre côté de l’Océan Atlantique, au cœur de New-York, entre les murs du Musée de Brooklyn, Stephanie Sparling Williams a décidé de ne rien faire comme les autres. À l’occasion de son 200ᵉ anniversaire, le Musée raccroche ses anciens tableaux, sous le thème « Vers la joie. Nouveaux cadres pour l’art américain« .
« Vous avez eu votre tour, maintenant, asseyez-vous »
L’étrangeté saute tout de suite aux yeux : l’intégralité des collections ont une double lecture, et les tableaux sont accrochés anormalement bas. Tellement bas que ça nous force même à baisser les yeux. Pourquoi ? L’audioguide vient à notre rescousse : cette disposition a été faite de sorte que cette « mer de visages blancs » venue scruter les œuvres soit obligé de s’assoir à hauteur de siège pour voir… Et engage une réflexion autour de ses « privilèges » au sein de « sociétés fondées sur les déplacements, le colonialisme et la mise en esclavage« . Interrogée par le Monde, Stephanie Sparling Williams explique : « Nous leur disons : vous avez eu votre tour, maintenant, asseyez-vous. »
Mais d’où sort donc cette terrible sorcière woke derrière telle hérésie ? Conservatrice du Musée de Brooklyn depuis 2021, Stephanie Sparling Williams est une afroféministe spécialiste de l’art afro-américain, qui souhaite poser une question à l’entrée des collections : « En tant que musée d’art, nous sommes un lieu de célébration de la beauté. Mais que faire lorsque de belles œuvres d’art sont empêtrées dans des histoires laides et souvent violentes ? » L’idée est donc de faire dialoguer les œuvres et l’histoire.
Confronter l’art à son passé colonialiste, et renverser les dynamiques de pouvoir
Le tableau d’une tempête dans les montagnes Rocheuses, du mont Rosalie, symbole de la conquête de l’Ouest, se retrouve donc à côté d’un discours de Thanksgiving des Iroquois (les Haudenosaunee) rendant hommage Mère Nature, pour confronter les américains à leur propre histoire, et à leur appropriation de la culture amérindienne. Plus loin, est exposé un tableau des chutes du Niagara peintes par Louis Rémy Mignot en 1886, donc au moment où elles n’étaient pas encore bétonnées et disneylandisées…
Mais le petit texte à côté du cadre nous révèle aussi « les peuples indigènes, auxquels cette région apportait des moyens de subsistance et pour lesquels elle avait une signification culturelle profonde, ont été déplacés en raison de l’arrivée des colons européens et des touristes comme Mignot. » Les deux côtés d’une même pièce. Des colons, justement, il s’en trouve sur un portrait de famille exposé par la collection. Aux côtés de ces visages blancs, un enfant noir. C’est l’artiste afro-américain Titus Kaphar qui décide de modifier le tableau, en floutant les blancs, devenus des silhouettes, pour renverser la hiérarchie, et faire de l’enfant le personnage principal.
Innover dans un espace dominé par la culture blanche
Dans un entretien avec The Art Newspaper, Stephanie Sparling Williams explique le raisonnement qui l’a amené à une telle présentation : « Au Musée de Brooklyn, [nous souhaitions] repousser les limites de la représentation en encadrant une collection d’art américain largement blanche et dominante à travers les contributions culturelles, le regard et les sensibilités critiques des communautés non-blanches. »
Il était donc important pour la curatrice d’innover dans l’accrochage du Musée de Brooklyn, qui compte moins de 15% d’œuvres de femmes et moins de 5% d’artistes afro-américains, asiatiques ou d’autres artistes marginalisés dans ses collections. En plus des dialogues et confrontations entre plusieurs œuvres et récits, on retrouve des tableaux plus récents. Celui de l’artiste navajo Nani Chacon, Quatre genres sont nés (2022), qui représente un couple transgenre, ou encore le portrait par Wadsworth Jarrell de la militante afro-américaine et ex-Black Panther Angela Davis (1971).
« L’interprétation est un projet permanent, et nous pouvons, et devons, introduire des termes différents »
Des collections bien Wokes (avec un grand « W« ) comme il faut, somme toute ! Il faut rappeler que l’activisme afroféministe de Stephanie Sparling Williams n’est pas simple provocation, mais un catalyseur pour stimuler la créativité : « Le féminisme noir nous encourage à faire preuve de créativité à propos de ce que nous décidons d’accepter ou non. En fait, l’interprétation est un projet permanent, et nous pouvons, et devons, introduire des termes différents. En faisant ce travail, nous pouvons influencer la création de galeries, d’institutions, de cultures et de mondes de manière à ce que [le sentiment d’appartenance des artistes et du public] ne dépende pas uniquement de [leur] proximité avec la blancheur, les valeurs occidentales ou les tropes de l’histoire de l’art. »