Nantes l’audacieuse tient sa réputation. Une nouvelle saison du très culte Voyage à Nantes démarre, déjà la ville est truffée de petites (et immenses) étrangetés, politiques, rêveuses, joueuses pensées et façonnées par des artistes inter-nationaux.
L’art prend les rues tous les six mois dans la merveilleuse ville de Nantes, depuis 2011 des artistes installent leurs étrangetés, leurs beautés, leurs questions et leurs suggestions dans l’espace public. Sur les places, en haut des clotures, aux balcons des fenêtres et jusque dans les parcs. Preuve que quand l’art est partout, il peut être à tout le monde, et que sa place est bien loin d’être uniquement dans un musée. Plongée immersive, par les oreilles, avec le podcast juste ici :
Vous auriez pu être transformé.e en statue
L’oeuvre qui m’aura le plus frappée, ce sera peut-être le détournement de la fontaine de la très chic place Royale. Ici, habituellement, trônent 14 statues de bronze qui habitent cette imposante et historique fontaine. Elles représentent la ville, ses cours d’eau et ses métiers et produits avec des allégories de la viticulture, de la métallurgie ou de la charpenterie de marine qui ont enrichi la ville à la fin du 19e siècle. Mais en lieu et place de ces allégories de bronze… Voilà que de très réalistes humains sont installés. Un pêcheur moustachu en ciré jaune est allongé sur le flanc, une infirmière aux longs cheveux tressés, est assise, elle porte sa blouse bleue d’hopital, là une conductrice de bus, ici un agent de chantier en gilet orange, puis un vigneron… 13 personnes qui représentent la ville de Nantes, selon l’artiste William de Haan et que vous pourrez croiser dans la ville, ailleurs que sur cette place puisqu’ils sont les répliques de vrais gens.
L’artiste a fait un casting sauvage dans Nantes, puis a fait prendre la pose à ses modèles en utilisant un scan 3D pour reproduire les corps ensuite en résine, agrandis à l’échelle des vraies statues de la place (à l’échelle 1,35 donc plus grandes que les humains originels). Puis, il les a peint.es et a travaillé avec des couturières et perruquières pour que les personnages soient le plus réalistes possibles. « L’artiste il a vraiment pris cette fontaine comme un portrait de la ville, une photo de famille qui a 150 ans, et il s’est dit que ce serait intéressant de l’actualiser et de voir quel serait le visage de Nantes aujourd’hui » nous explique, Emmanuel Divet, programmateur du Voyage à Nantes qui a beaucoup travaillé avec l’artiste.
Imaginez-vous vous voir, à l’identique, avec une de vos tenues de travail (uniforme ou non), en version 1,35. « Lorsque les modèles se sont retrouvés face à leur statue c’était un sacré moment » sourit le programmateur , qui raconte que même les couturières et perruquières ont été émues de rencontrer les modèles originaux des statues qu’elles avaient pris tant de soin à humaniser.
Jouer avec les symboles
Cette œuvre raconte bien le parcours de cette année, les artistes se sont amusés à jouer avec les symboles. Ici, les allégories en bronze (qui profitent de l’expo pour aller se refaire une beauté puisqu’elles avaient cruellement besoin d’être restaurées), là-bas une colonne royale. Sur une autre place centrale de la ville, non loin d’une rue bien festive, celle du Maréchal Joffre, rien n’a été enlevé et pourtant… C’est étrange, c’est différent. Mais oui, il y a quelqu’un qui semble marcher vers le sommet de l’immense colonne de 28 mètres de haut de la place Foch ! C’est un « Antipodos », signé de l’artiste colombien Ivan Argote. Il a installé, sur une façade et sur la colonne, ce personnade aux pieds à l’envers, qui monte, ou qui descend donc, à vous de voir. À l’époque où l’on croyait la terre plate, le terme antipode, d’origine grecque, désignait un « territoire opposé ». Au Moyen Âge, on a cru que le terme voulait dire « avec des pieds retournés », et tout s’est confondu : on pensait que les gens qui vivaient à l’autre bout du monde avaient les pieds à l’envers. L’oeuvre d’Ivan Argote, c’est d’abord une réflexion sur l’Étranger, mais aussi un jeu avec cette colonne : et si cet Antipodos grimpait jusqu’en haut et prenait la place de la statue de Louis XVI ? Un jeu qui fait en plus écho à l’Histoire, puisque la colonne est restée sans statue pendant 30 ans, entre 1790 et 1823.
Le bruit des bottes et les soldats-fanfare
Plus loin, devant le lycée Clémenceau, on lève la tête et on aperçoit un autre personnage bien étrange, est-il poilu ? Touffu ? Il tient un cor luisant dans les mains, comme s’il s’apprêtait à nous jouer un air, appeler les troupes. « C’est une combinaison militaire de tireur embusqué » explique son créateur, Romain Weintzem. C’est l’un des six personnages de « La Mauvaise Troupe », titre de l’oeuvre disséminée dans la ville et clin d’oeil à la revue créée par un groupe d’élèves de ce même lycée en 1913. Dedans, ils publiaient des textes anarchistes, antimilitaristes, ce qui leur a valu d’être virés, sur fond de scandale national couvert par la presse jusqu’à Paris. « Un seul de ces élèves a finalement survécu à la Première Guerre », souligne Romain Weintzem, « donc ils avaient raison d’adopter cette posture antimilitariste finalement… »
L’artiste a aussi installé une autre oeuvre, celle-ci sur l’un des escaliers de l’Hermitage, aux proportions assez monumentales. Sur les marches, progressent une vingtaine de paires de chaussures rangers noires, guidées par des chaussures de clown d’un rouge criard. Baptisée « Le bruit des bottes », l’oeuvre fait une référence directe à l’image utilisée pour parler de la montée du fascisme. « Je pense qu’on est dans une urgence où les messages subtils ne sont plus tellement d’actualité » affirme l’artiste.
L’étrangeté
« L’Étrange été » c’est une chanson d’Alain Bashung, et l’idée de Jean Blaise, le créateur du Voyage à Nantes qui laisse sa place à la nouvelle directrice Sophie Lévy, ancienne directrice du Musée d’art de Nantes, passionnée et passionnante. C’est un peu une saison hommage cet été puisque « l’étrangeté » c’est un truc cher à Jean Blaise, c’est ce qu’il a exploité, en tant qu’agitateur culturel depuis de bien nombreuses années. « L’étrangeté, c’est une certaine manière de regarder les choses« , explique Sophie Lévy, à la terrasse ombragée du merveilleux Jardin des Plantes nantais, où certains arbres ont, tiens tiens, été parés de bijoux en verre soufflé, encore une oeuvre de l’été… « On déplace les regards. Quand on traverse la ville, c’est souvent pour faire quelque chose, pour rencontrer quelqu’un et là, tout à coup, on se retrouve face à une oeuvre. On a déplacé votre regard, c’est là le phénomène de l’étrangeté. » Quelque chose d’inhabituel, d’inattendu donc. C’est presque le rôle même de l’art. Elle précise : « L’étrangeté, c’est un phénomène agréable et désagréable, qui est assez propre aux villes, et que les surréalistes ont inventé » et (hasard?) le surréalisme est né à Nantes.
Squelette, poisson géant, immense jeu d’échecs…
Les flâneurs et flâneuses qui suivront la ligne verte nantaise cet été croiseront sur la place Graslin l’immense squelette de coques de bateaux rouillées « Mothership », à la fois femme, squelette presque animal, et bateau échoué… Mais pourront aussi repérer le tramway cabane construit au parc de Procé et reproduit sur l’un des trams qui roule sur les rails de la ville, ou bien jouer aux échecs géants dans le parc des Oblates, imaginé par deux artistes qui ont remplacé les symboles guerriers et princiers du jeu originel par des symboles de la nature de la région. Au Lieu Unique, on peut aussi aller expérimenter le silence dans l’exposition de sculptures tissées « In Silentio », pendant qu’un poisson géant, un perroquet voyageur ou une famille d’hippopotames en cavale sont à observer au passage Sainte-Croix. À voir aussi : la HAB Galerie, avec l’expo de Gloria Friedmann « Combien de terres faut-il à l’homme ? »