La chronique de Jean Rouzaud.
Bien plus que James Dean, ou même Dennis Hopper, le vrai enfant prodigue d’Hollywood fut Marlon Brando, à la fois au sommet du box-office, et symétriquement, le cauchemar des producteurs.
Pas d’illusion, chacun pour soi et que le plus fort gagne
Sa famille était dans le spectacle, mais un père coureur et une mère débridée lui ont vite fait comprendre les horreurs de l’existence. Dans sa jeunesse, il dut plusieurs fois aller chercher sa mère, ivre dans un bar, sous les regards ironiques ou apitoyés d’autres habitués…Une fois même, il dut la ramener à moitié nue…Je raconte ces ragots, car ils sont déterminants dans l’opinion qu’il se fit du monde : pas d’illusion, chacun pour soi et que le plus fort gagne. Cela va aussi déterminer sa solitude, son côté « à part »…
Tous ses choix de films rejoignent cette violence, la haine de la société raciste et hypocrite, le goût pour les « mauvais garçons », qui vivent leur vie, sans alibi de morale ou de sociabilité.
Des rôles sur mesure : il joue un bad boy dans Un tramway nommé désir (1951), un révolutionnaire dans Viva Zapata ! (1952),un biker dans L’Équipée sauvage (1953), un boxeur loser dans Sur les quais (1954)…à chaque fois, le proscrit, « l’outcast » se fait rouler ou rosser, en tentant de remonter la pente, ou d’éviter les ennuis.
Pas de pardon ni de rémission
Mais dans le monde de Brando, il n’y a pas de deuxième chance, pas de pardon ni de rémission. Même quand il choisit Jules César (1953), il n’ignore pas l’histoire : trahison et assassinat. Cynique, il s’autorisera aussi quelques comédies – clin d’œil (dans Blanches colombes et vilains messieurs, 1955, il danse…)
Mais son oeil du tigre reste là : avec One-Eyed Jacks (La vengeance aux deux visages, 1961), le SEUL film qu’il a mis en scène, on patauge à fond dans trahison et vengeance, mensonge et réputation.
Pour ce western grandiose, ce drame shakespearien en grands espaces, il a éliminé successivement Sam Peckinpah, et Stanley Kubrick, deux géants de la mise en scène, ce qui prouve à quel point il a une idée précise du scénario et des directions. Il veut du Brando.
Antihéros scandaleux
L’année suivante, il récidive avec Les révoltés du Bounty (1962) en prenant la place du réalisateur et en signant un immense film, combinant la révolte des mutinés et sa révolte contre Hollywood, en changeant le film de budget et de sens.
La ressortie de son seul film en tant que réalisateur, permet de mieux comprendre cet acteur unique, modèle culte, antihéros scandaleux qui prit le parti des Indiens d’Amérique et des Afro-américains, qui afficha son mépris des stars, du pouvoir et de la morale américaine.
Dans beaucoup de ses films il est battu, estropié, couvert de sang. Dans One-Eyed Jacks, son ex-ami lui brise les os pour le rendre inoffensif…(dans Les révoltés du Bounty ou Le bal des maudits, il est brûlé, dans La poursuite impitoyable, défiguré, criblé de balles dans Viva Zapata !, etc.)
Jusqu’au bout de sa carrière, il arrive à choquer ou à étonner : traitre espion pour les colons des Caraïbes dans Queimada (1969), sodomite dans « Le dernier tango à Paris (1972), carrément tyran sanguinaire dans Apocalypse now (1979)…Sa dimension christique est indéniable. Il voulait apparaître comme un condamné, mi-ange, mi-démon…
Sa volonté de pousser la haine au paroxysme et la brutalité par à-coups, alternant avec des moments presque bucoliques où il joue de sa féminité ! Ses partenaires au cinéma et ses compagnes dans la vie sont régulièrement étrangères, ni blanches, ni européennes…
Son épopée tahitienne fera le tour du monde, ses enfants sont nombreux. Avec la mort de son gendre, l’accusation de son fils, puis le suicide de sa fille cheyenne, Hollywood se vengera du géant.
Brando n’est ni un acteur, ni un héros américain, c’est un être à part, mélangé, au destin fulgurant, qui a compris très tôt qu’il rejetait la société du spectacle monstrueux où il se trouvait, mais à sa manière : en la tenant d’abord sous son charme, puis en la giflant.
Ce n’est pas lui qui est ambigu, c’est ce qu’on attendait de lui, qui a systématiquement désobéi.
One-Eyed Jacks (La vengeance aux deux visages). De et avec Marlon Brando (d’après un roman de Charles Neider) DVD, Blu Ray, coffret avec suppléments et photos. Distribué par Carlotta. Édition limitée. Présentée par Martin Scorsese (qui précise le côté unique de ce film, son luxe (vista vision), ses paysages stupéfiants, sa lumière folle, l’océan et le sable, la façon de tourner en longueur de Brando. Comme avec le Bounty un an plus tard, il va exploser le budget. Il existe une version cachée de plus de cinq heures…)
Sortie vers le 10 juillet.
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