Si pour vous il n’y a que Malle qui vale, alors vous pouvez d’ores et déjà psalmodier des chants de joie à l’adresse des ferrailleurs de Monoquini. Quant aux autres, prenez un carnet et stylo ; ces notes-là ne seront pas du temps perdu, au clair de la Lune Noire.
Quand un film de 1975 part avec comme feuille de route la mention « conte de fées mythologique se déroulant dans un futur proche », c’est facile d’imaginer la sensation qu’il peut produire au visionnage, en 2018. Revoyez Zardoz, si vous avez un doute. D’autant que Black Moon peut compter sur une drôle de distribution : Joe Dallesandro (tout juste sorti de la Factory warholienne), Alexandra Stewart, Therese Giehst (une des interprètes favorites de Brecht), un bon gros paquet de bestioles dont … une licorne – qui ressemble certes davantage à un beau bovin des campagnes qu’à un cheval élancé mû par le pouvoir de l’arc-en-ciel, mais ici, le fantastique n’est pas forcément du lalala façon Demy.
Dernier long-métrage « français » de Louis Malle avant son exil américain, Black Moon est sans doute l’un des films les plus étranges et les plus personnels de son réalisateur. Le synopsis : au milieu d’une guerre civile ouverte, une guerre des sexes (un sujet qui devait flotter dans l’air du temps, puisque c’est également la toile de fond du Calmos de Blier), une ado fuit à travers routes, champs et vallons. Elle finit par tomber sur un manoir isolé où elle croise tout un étrange aréopage (une grand-mère acariâtre, des jumeaux incestueux, etc.) qui la mène de scènes déroutantes en échanges incertains.
Ne vous attachez pas trop à débusquer la cohérence. Louis Malle avertit d’ailleurs d’emblée : il ne faut pas vraiment chercher de trame logique ici. On est plutôt dans le domaine du rêve, tout en sensations flottantes, en associations décousues, en images oniriques prenant leurs distances avec la réalité, pour mieux en parler de biais. Pas pour rien si la belle-fille de Buñuel est créditée au scénario. Et pour le servir à l’écran, ces tons très automnaux, sépias, ocres, que l’on doit à Sven Nykvist (78 points au Scrabble), le chef-op’ fétiche d’Ingmar Bergman.
Inspiré par Lewis Carroll et l’écriture automatique des surréalistes, parsemé de résonances sourdes et de séquences perchées assez haut sur l’armoire (exemples : des marguerites qui chantent en choeur, une vieille femme allaitée par sa fille adulte, etc.), Black Moon est un film distordu, dérangeant parfois, à part toujours. À part dans la filmographie de son réalisateur, à part dans le cinéma français (de l’époque ou non), à part ou dans la cartographie des genres en règle générale. Après coup, Louis Malle le décrira même comme « un étrange voyage jusqu’aux limites de ce moyen d’expression qu’est le cinéma, et peut-être jusqu’à mes propres limites ».
Mais à force d’être dissident de toutes les cases, il y en a une dans laquelle il se fond parfaitement : c’est bien entendu celle des « séances mensuelles du troisième type » organisées par nos compères sélénites, les yeux et l’imagination aussi grands que l’écran, où son jusqu’au-boutisme et son étrangeté fabuleuse trouvent enfin l’écrin et l’écho qui lui avaient manqué dans les années 70.
Et si, et si … « Et si demain la lune était noire … » ? Ça ne nous empêchera pas de lacer nos chaussures et de mener grand pas vers la place Camille Jullian. Pas la peine d’affréter la mission Apollo pour ça ; la vie est parfois bien plus simple, et plus déroutante aussi.
Lune Noire : Black Moon, de Louis Malle, au Cinéma Utopia, le jeudi 6 décembre à 20h45