De passage à Paris, l’humoriste américain a comblé ses fans.
L’Olympia est bondé. Mi-mai, les quelques deux mille places prévues pour la seule et unique date de Louis C. K. en France, présent sur l’Hexagone pour la toute première fois de sa carrière, se sont écoulées en une demi-heure. En ce dimanche 21 août, trois comiques américains, deux hommes et une femme chargés d’ouvrir pour le roi du stand-up, alignent blagues de cul et de bureau en pilotage automatique pendant dix minutes chacun, peu inspirés et plutôt stressés. On leur accorde qu’il ne doit pas être très confortable de passer avant l’homme le plus drôle du moment, dont l’influence sur les métiers du rire est indéniable des deux côtés de l’Atlantique, via sa série Louie (2010-2015) et la petite dizaine de spectacles fabuleux que ce stakhanoviste de la vanne élabore depuis quinze piges, après des débuts, avoue-t-il régulièrement, « médiocres ». Aujourd’hui ses disciples sont légion. D’ailleurs, tout ce que la capitale compte comme héritiers autoproclamés, marrants ou pas tellement, garnit les rangs du légendaire music-hall. Soudain, miracle, oui, c’est bien Louis : C. K. fait son entrée sous un tonnerre d’applaudissements.
Tout le théâtre se soulève, les cris de joie fusent. À 48 ans, le New-Yorkais semble soufflé par une telle standing-ovation. Et réplique aussitôt, dissimulant à peine un sourire épaté : « OK, OK. Vous démarrez fort. On pourrait imaginer l’inverse de ce qui se produit habituellement. D’ordinaire, vous avez eu une vraie journée de merde et vous allez voir un spectacle pour vous remonter le moral. Là, ça démarre hyper fort et… moi, je vais vous emmener bas, très bas. Je vais essayer de vous décevoir. J’aimerais qu’à la fin, il n’y ait plus un seul rire dans la salle et que vous rentriez à la maison en vous disant : quel connard, c’est le pire comique que j’avais jamais vu. »
Bien entendu, c’est le contraire qui se produit. Alors que les textes de ses trois premières parties peinaient à être compris, les histoires de Louis – non sous-titrées, elles aussi – coulent comme du miel aux oreilles de ses fans. Un geste lui suffit souvent pour camper un animal ou une situation grotesque. Son art du tempo est extraordinaire et ses dons d’acteur, largement sous-estimés. Il faut le voir imiter son « grand-père, un dentiste hongrois unijambiste, vendeur de fausses jambes, qui se maria à une Mexicaine ultra-catho et lui cacha toute sa vie qu’il était juif ». Il faut le voir mimer la manifestation « d’un groupe de 9 personnes qui nient l’existence du chiffre 11 », pour se moquer des théories du complot autour du 11-Septembre. Il faut le voir délirer sur Achille et son talon, pour souligner l’impact des mères sur les névroses mondiales. Ou inventer un « vilain » de cinéma qui réussirait à convaincre son interlocuteur de boire un excellent cognac « de 500 ans d’âge… il y a 3000 ans », de « manger une tortue vivante », puis de… « sucer une belle bite ». (Au rayon coming-out fantasmé, la salle gloussera également à l’évocation magistrale d’un tout petit bout de la bande-annonce du film Magic Mike, avec Matthew McConaughey en strip-teaseur hot-saucisse, que Louis ne verra « jamais » parce que quelques secondes l’ont déjà « énormément excité »). D’une absurdité enfantine, il accouche de merveilles surréalistes. D’une situation banale, il transforme en or des poignées d’ignominies qui passeraient pour très embarrassantes dans la bouche d’un gros con.
Dans les dix premières minutes, il lâche précisément une bombe qui, on le sent, fait grincer des dents. « Est-ce que pour vous, l’idée même de l’avortement est plus proche de tuer un bébé ou de chier un bon coup ? Pour moi, il s’agit plutôt de chier un bon coup. Mais c’est aussi tuer un bébé, hein. Enfin, ça me paraît quand même plus proche de chier un bon coup. Chier la plus adorable merde qui soit. Toutes les mères devraient avoir le droit de tuer leur bébé. » L’amour de son public tient sans doute dans cette capacité à exprimer des horreurs qui pèsent des tonnes sur la conscience. Dans ces centaines de punchlines existentielles, ces invraisemblables saynètes sans queue ni tête qui torturent nos mesquineries contemporaines, avec en toile de fond un humanisme sidérant, une grossièreté à toute épreuve et sa position de middleman occidental conscient des privilèges dont il a bénéficié. Son équation sur le couple longue durée ? « Amour + temps – distance = haine. »
La rumeur pariait que le spectacle ne durerait qu’une heure. Perdu. Le public, aux anges, repartira avec près d’une heure cinquante de show totalement inédit, sur des thèmes néanmoins familiers. Il fut encore question de l’éducation de ses filles (qui, gag préparé ou non, lui téléphoneront pendant la représentation), de sexe lamentable ou de racisme universel, mais avec du matériel neuf. Etonnamment, en ce qui concerne l’actualité brûlante, il n’y aura pas un mot sur Donald Trump, pourtant comparé à Hitler au printemps dernier, qu’il qualifia de « bigot malade » en incitant ses admirateurs à ne pas voter pour lui. Louis proposera toutefois une solution pour éviter d’être décapité par Daech : « Rasez-vous la tête. Si vous n’avez plus de cheveux, ce ne sera pas pratique pour les terroristes de tenir votre tête coupée face à la caméra. Il faut les frustrer. Les chauves comme moi ne craignent rien. Ou alors : suicidez-vous. Si vous êtes mort, l’Etat islamique n’est plus un danger pour vous. »
Au moment de quitter le plateau, après un rappel et la lecture du petit carnet noir où sont notées toutes ses trouvailles scandaleuses, ses derniers mots seront : « Ne vous suicidez pas. »
Richard Gaitet
N. B. : Dès son arrivée sur scène, le premier choc fut vestimentaire. Ce corps d’homme lourd, blanc à bouc roux, franchement dégarni, divorcé, père célibataire, ce mec normal si souvent génial passé de l’ombre à la lumière en chaussures de chantier, sempiternellement vêtu d’un jean mal coupé et d’un t-shirt informe pour dire sa peur de vieillir ou sa pratique compulsive de la masturbation, est en costard ! Un costume noir, assorti de pompes noires vernies et d’une chemise noire, sur lequel pendouille une cravate noire à rayures de chauffeur Uber. « Je mets des costumes, maintenant. Quand j’étais petit, je rêvais d’être un homme en costume. » Pourquoi donc ? On n’en saura rien. Peut-être pour faire honneur à Paris, ainsi qu’aux villes d’Europe – Amsterdam, Dublin, Helsinki, ou « cette putain de Copenhague » – qui l’accueillent à bras ouverts depuis le début de sa tournée, censée renflouer le bide de sa dernière expérience télévisuelle, Horace & Pete, huis-clos dans un bar de quartier avec Steve Buscemi, financée sur ses propres deniers et diffusée du jour au lendemain sur son site internet, sans aucun plan marketing, à la demande du maître.
Ou pas. Car ce dimanche, une seconde représentation fut ajoutée in extremis dans l’après-midi, programmée vers 22h30, avec des billets à prix cassés. Louis apparut… en t-shirt. Et tâcla Trump !