Manille, les bidonvilles, les Philippines.
Il y a deux endroits du monde auxquels les cinéphiles ont renoncé : le Mexique, avec les merveilleux Arturo Ripstein ou Hermosillo (entre autres réalisateurs époustouflants…) et les Philippines, où existe également un cinéma gonflé et digne d’admiration.
Mais ces deux lieux sont violents et peuvent faire fuir les amateurs. Un Français courageux, Pierre Rissient, s’est passionné pour Lino Brocka (1939-1991), le plus moderne peut-être, qui fut admiré et reconnu régulièrement dans les années 70, à Cannes.
En ce moment même, des ressorties cinéma (et bientôt DVD) permettent de redécouvrir celui dont Serge Daney disait qu’il était « rapide, inclassable essentiel, et s’intéressant à la culture de la rue, dite inférieure… » En ce sens, on pouvait le rapprocher de Pasolini, mais aussi de Fassbinder (les deux grands provocateurs italien et allemand des années 70).
Avec Insiang (1976), ressorti en juin dernier dans l’indifférence, Brocka racontait la vie d’une jolie fille dans un bidonville de Manille, en proie aux manipulations du gigolo de sa mère, nous obligeant à vivre cette promiscuité.
Cette fois, c’est avec le puissant Manila (Manille, dans les griffes du néon, 1975) qu’il nous offre un voyage de deux heures sur le bitume de la capitale – jungle.
Un jeune pêcheur quitte son village pour retrouver sa fiancée disparue dans la mégapole. Quelques images noir et blanc, puis comme un reportage ou des actus, puis un voyage à ras de bitume et de tôle ondulée, dans la ville souterraine avec le beau Rafael Roco et son actrice fétiche Hilda Koronel, ravissante aussi.
On est alors en plein quartier populaire à la fois chaud et cool, avec ses petites boutiques, cafés, stands. Les garçons en pantalons pattes d’eph moulant, coupe Yéyé ont l’air latinos, Mexicains ou Colombiens, souples et branchés, très seventies (on entend quelques tubes d’époque dans les bars).
Le côté hispanico-asiat est étrange, plutôt indémodable, comme un continent qui a dérivé mais qui est un style à part entière : polo cool, cheveux mi-longs, vêtements pastel sport simples. Et des garçons, à la fois voyous et féminins, nous rappellent les Ragazzi de Pasolini.
Une scène dans un « claque » de jeunes garçons, maison de passe sur ambiguë, à la fois silencieuse et nerveuse, dit presque tout de ce réalisateur. On est là, en plein milieu, collé aux autres, comme s’il s’il n’y avait ni caméra, ni rien !
Comme tous les grands réalisateurs innés, on ne peut dire à quoi tient sa force, son évidence. Sans AUCUN effet, une action permanente, qui s’enchaine et nous entraine, inexorable. On oublie cadrage, montage, éclairage. Tout est si vivant, juste, parfait…
Inutile de vous préciser la charge sociale de ces films.
Renseignez-vous sur ce génie oublié aux 60 films. Et ne loupez pas les DVD et Blu-ray d’Insiang et de Manille, sortis le 7 juin chez Carlotta Films.
Manille de Lino Brocka. Carlotta, Couleurs, 2 heures.
© 1976 THE FILM FOUNDATION / THE FILM DEVELOPMENT COUNCIL OF THE PHILIPPINES. Tous droits réservés.
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