Beyonce, le jazz africain, Jim Jarmush… Rencontre fleuve avec le père de l’ethio-jazz, en concert à Paris le 10 octobre
Mulatu Astatke fait partie de ces rares musiciens à avoir inventé un courant musical spécifique, en l’occurrence l’Ethio-jazz,un savant mélange de rythmes latins, africains et de jazz hypnotique. Si l’homme était destiné, par la volonté parentale, à devenir ingénieur, il choisit finalement l’innovation musicale.
Premier musicien africain reçu au Berklee College of Music, il entama après cela de multiples pérégrinations, lui permettant de rencontrer et de jouer aux cotés des plus grands jazzmen du monde.
De ces rencontres est né cet irrépressible besoin de créer un jazz proprement africain. Si l’Ethio-jazz ne connu pas le succès populaire et commercial escompté, il aura fallu attendre la parution de la célèbre collection Ethiopique (Buda Musique) et quelques titres sur la BO du film de Jim Jarmusch, Broken Flowers, pour que le génie de cet homme soit enfin reconnu à sa juste valeur. Il aurait pu alors se contenter d’un viager musical et jouer son Ethio-jazz inlassablement sur les scènes du monde entier tel un vrp de luxe.
Mais sa discographie nous prouve que l’homme est encore en perpétuelle recherche de métissage et de colorations nouvelles, comme le prouve son travail avec les Heliocentrics ou ce nouvel album dans lequel le vibraphoniste éthiopien tente d’estomper les frontières musicales de son pays pour engendrer une musique où les sonorités africaines se marient allégrement.
Bien que le nom de l’album suggère un croquis de l’Ethiopie, on peut entendre aussi des sonorités plus proches de la musique malienne, avec par exemple l’utilisation de la Kora. Quel était votre message à travers ce métissage sonore ?
Bien que la musique de l’ouest africain soit plus populaire à travers le monde, elle a souvent été influencée par l’est, et notamment par l’éthio-jazz. Il y a bien plus de similarités que l’on ne le pense entre la musique éthiopienne et la musique malienne par exemple.
L’Ethiopie est un pays riche en terme de culture et je voulais montrer que la musique de mon pays n’est pas figée dans le temps et qu’elle se nourrit, comme elle a nourri, des différents courants musicaux africains. Ce pays est une part inaliénable de l’Afrique et je voulais montrer qu’en mélangeant des éléments issus d’autres pays, nous étions tous frères. Cet album est emprunt de certaines valeurs telles que la solidarité, particulièrement entre les pays africains.
Il y a une tribu au nord de l’Ethiopie qui utilise depuis des décennies la même technique vocale que Beyonce
Vous êtes plus un habitué des albums instrumentaux, qu’est ce qui vous a décidé à inviter des voix sur ce dernier album ?
Je trouvais qu’il y avait des voix éthiopiennes vraiment intéressantes et trop peu entendues, particulièrement celles que l’on peut écouter dans le sud du pays. Elles peuvent afficher des variations tonales très impressionnantes et je voulais montrer au monde la richesse harmonique insoupçonnée de ces chants. Il y a pléthore de similarités entre le jazz de cette partie du pays et la manière dont Charlie Parker improvisait par exemple. Il y a une tribu au nord qui utilise depuis des décennies la même technique vocale que Beyonce.
Il y a une modernité qui n’est pas flagrante à première vue mais qui transpire à travers de nombreux sons éthiopiens. J’espère utiliser ce disque comme les précédents : un révélateur de la richesse musicale africaine.
À travers votre vie, on sent une implication permanente dans le développement de la musique éthiopienne. Vous avez fait partie d’orchestres, d’associations. On sent que c’est presque un sacerdoce pour vous ?
On sous estime encore trop, selon moi, l’apport des musiciens éthiopiens ou africains dans l’évolution de la musique. J’ai toujours essayé de promouvoir cette musique, que ce soit dans mes discussions avec d’autres jazzmen ou à travers les nombreux projets dans lesquels je suis impliqué. Le fait que les gens s’intéressent à cette partie du monde est primordial.
En ce sens, je ne remercierai jamais assez le Berkley College qui m’a donné la possibilité d’être le premier musicien africain, peut-être même le premier Africain tout court, à rejoindre cette école. C’était une manière de dire que l’Afrique avait toute sa place dans cette grande institution et j’avais conscience que je devais partager ce que ce continent pouvait aussi offrir.
Le premier africain à rejoindre le Berkley College !
Vous faites partie de ces rares musiciens à avoir inventé un style de musique, l’Ethio-jazz. Mais il a fallu attendre bien trop d’années, et même en Ethiopie, pour qu’il connaisse le succès commercial et populaire qu’il mérite. C’est une déception pour vous d’avoir attendu si longtemps ?
Quand je suis revenu en Ethiopie avec la volonté de créer un jazz africain, je savais que le défi serait immense. On avait à l’époque énormément de big bands mais les professeurs venaient souvent d’Arménie ou d’Italie, et apportaient par conséquence une identité musicale inhérente à ces pays. Avec les orchestres dont j’avais la direction, j’ai essayé d’introduire de nouvelles techniques, une autre manière de jouer, plus africaine.
Je travaille avec le M.I.T. sur une version plus moderne d’un instrument traditionnel africain
Il a fallu un peu de temps pour que les musiciens s’approprient cette nouvelle orientation sonore car ils n’en avaient pas l’habitude. Aujourd’hui je suis particulièrement fier de voir comment il s’est développé et de quelle manière il grandit. De nombreux jeunes musiciens jouent de l’Ethio-jazz à travers le monde et je suis heureux de pouvoir le contempler de mes propres yeux car de nombreux musiciens n’ont pas pu voir le style qu’ils avaient inventé s’épanouir.
Le fait de le voir se populariser à travers le monde est pour moi le plus important. Il vit et évolue à chaque fois qu’on le joue dans des clubs, à la télévision, au cinéma ou qu’on le sample aussi.
Justement quel est votre regard sur le fait que de grands artistes de hip-hop reprennent vos sons pour leurs instrumentaux ?
Ca ne me dérange pas du tout qu’on me sample, comme je l’ai dit de voir tous ces jeunes venir à mes concerts est quelque chose de magique. Les artistes qui me samplent donnent un peu plus de visibilité à l’Ethio-jazz et c’est ce qu’il y de plus important.
Il paraît que vous travaillez sur une version plus moderne du Krar (instrument éthiopien) avec le M.I.T…. finalement votre passé d’ingénieur vous a rattrapé avec le temps ?
Oui en effet ! Pour moi la musique doit sans cesse évoluer et j’ai remarqué que beaucoup de musiciens africains se détournaient des instruments traditionnels. La version actuelle du Krar est trop limitée pour pouvoir donner autant d’harmonie qu’une guitare par exemple. Mais le projet n’est pas terminé car il y a toujours des soucis de financement et de temps. Mais c’est un projet qui me tient énormément à cœur, ainsi que l’opéra dont la fin ne devrait plus être très loin.
Vous serez en concert à Paris le 10 octobre au Trianon, un petit mot ?
La France m’a toujours réservé un accueil très chaleureux, ainsi qu’à l’Ethio-jazz. On ressent un réel amour pour la musique africaine et cela a toujours été le fil d’Ariane de ma vie. C’est pour cette raison que c’est un immense plaisir de revenir jouer en live ici.
Visuel : © Alexis Maryon