Alors, c’était comment le festival ?
Ca y’est Cannes 2015, c’est fini. Douze jours de marathon d’images, d’immersion dans une république du cinéma étendue sur une petite poignée de kilomètres carrés. Le rituel obligatoire de l’industrie comme de la presse. Ici, entre enthousiasmes et déconvenues, on prend la température du 7e art à ciel – merci la météo très ensoleillée cette année- et à coeur ouvert. A l’arrivée, on y a vu évidemment des films mais pas que… Revue de détails.
La marge fait encore tenir les pages. Qui ne connaît pas l’adage de François Truffaut selon lequel, « tout le monde à deux métiers, le sien et critique de cinéma« . Au fil du temps il est devenu une véritable agence d’intérim lorsque s’y est ajouté « … et sélectionneur de l’équipe de France de foot » et donc depuis l’avènement d’Allociné et des blogs cinéma « … et Sélectionneur de la compétition de Cannes« . Juste avant le festival, on a bien senti – dans quelques interviews et twits sortis de leurs gonds- que Thierry Frémaux, le grand ordonnateur du festival commençait à être chauffé par les commentaires en amont sur sa sélection. Ca n’a pas du aller mieux pendant le festival, où jour après jour, la presse internationale a été de plus en plus dubitative sur ses choix. Jusqu’à se passionner pour les à-côté des la compétition. Carton plein pour la Quinzaine des réalisateurs – portée par 3 souvenirs de ma jeunesse ou la triplette des 1001 Nuits, mais aussi Mustang, Green room, El abrazo de la serpiente, ou le court métrage Kung Fury, effervescence à Un certain regard – les films de Weerasethakul, Porumbuiu voire Kawase estampillés champions par la presse qui pense, voire à l’ACID, section de plus en plus prisée – The grief of others, Pauline s’arrache, portés aux nues. Curieusement La Semaine de la critique aura surtout brillé par une certaine absence (seuls Paulina et La tierra y la sombra et dans un moindre mesure Sur la terre comme au ciel, soit une toute petite moyenne de trois films sur dix ) auront trouvé grâce auprès de la critique. D’un avis général, c’est en marge du palais que cette édition se sera incarnée, faisant ricocher partout une question « Mais pourquoi ce film là n’est pas en compétition ?« . Pour autant on peut penser que l’idée de décloisonnement voulue pour Frémaux (on lui a régulièrement reproché d’inviter les sempiternels mêmes noms en compétition ? Hop, cette année il a installé les usuals suspects à Un Certain regard, voire laissé des grosses prises – Despleschin, Gomes- à la Quinzaine, pour faire place à des petits nouveaux) était signe d’un renouvellement bienvenu. Faudra pas venir se plaindre l’année prochaine, si on a de nouveau droit à Haneke, aux Dardenne et Cie pour compétiteurs…
France, three points. La veille du palmarès, beaucoup d’accrédités sont passés d’un écran à un autre, du grand au petit pour décompresser devant le concours de l’Eurovision. Et pronostiquer un même sort pour les films français qu’à Lisa Angell, arrivée quasi dernière. Surprise, le jury dirigé par les Frères Coën sacrera en trois temps la production française (prix d’interprétation ex-aequo pour Emmanuelle Bercot dans Mon roi et Vincent Lindon dans La loi du marché, palme d’or pour Jacques Audiard). De quoi faire turbiner les services de com’ de l’Elysée, Matignon et du Ministère de la culture, répandus en twits cocorico, et laisser désemparée une presse plus que mitigée devant la séléction française. Objectivement il y a de quoi faire la fine bouche devant Mon roi – du Lelouch embourgoisé qui pense être du Pialat- ou Dheepan – relecture des Lettres persanes romanticisant de trop le quotidien de la téci. D’où les éditos et bilans parfois un peu trop effarouchés (Télérama, Libé, un insensé post facebook des Cahiers du cinéma – « triomphe de l’imposture » ? « le pire de la fiction de gauche sur les petites gens, de droite sur les nouveaux riches » ? Wow, les mecs vous faites une revue de cinéma ou un politburo?). Quoiqu’un rien plus sobre que la presse Italienne hurlant à l’affront national, sa délégation étant repartie bredouille.
Les goûts et les couleurs. La vraie révélation de cette édition n’aura pas été Son of Saul, l’impressionnant premier film de Lazlo Nemes – enfin, impressionnant en terme de mise en scène, plus discutable quand à son contexte, qui aura fait basculer le discours critique sur la représentation de la Shoah du point Godwin au point Lanzman (Claude pas Jacques) – mais les bouleversements profonds de l’exercice critique. Le temps de la réflexion n’existe plus à l’ère des commentaires immédiats – pertinents ou non- sur les réseaux sociaux. De quoi mettre en émoi certains distributeurs, producteurs et vendeurs, généralement discrets, qui ont répondu, parfois tout aussi violemment, à des avis à chaud. En est ressortie la proposition de programmer les séances pour la presse en même temps ou après les projections de gala, afin que les éventuelles broncas (Sea of trees, le Gus Van Sant ou Marguerite et Julien, le Valérie Donzelli, étrillés façon bazooka – à raison pour le premier, peut-être trop rapidement pour le second- en salves de twits assassins) n’effarouchent pas le public. La CGT de la critique pense déjà à ouvrir les négociations : d’accord, mais alors qu’en échange, l’attribution des accréditations (un détestable système de castes autour d’une hiérarchie de badges de couleurs plus ou moins prioritaires) soit elle aussi revue et corrigée. Cette année, bien plus que les années précédentes, a confirmé l’obsolescence de cette hiérarchie quand certaines catégories (notamment les bleus, disons la classe ouvrière de la presse, nos condoléances aux jaunes, alias la plèbe cannoise) ont plus passé de temps à faire la queue pour se faire refouler que voir des films . Si beaucoup de films auront abordé le social cette année, Cannes a vraiment du pain sur la planche sur ce sujet pour devenir une démocratie et non une république bananière…
L’amour toujours, la mort aussi. Et d’ailleurs, si on en parlait des films? Ok, il a donc pas mal été question de social mais plus encore d’amour. Jusqu’à parfois mêler les deux comme dans l’étonnant The lobster (un monde où quand on n’a pas trouvé d’âme soeur passé un certain temps, on est transformé en animal), grinçante relecture du couple comme une dictature, voire Chronic (l’euthanasie comme mode de vie malgré soi) ou Love (annoncé comme un porno d’auteur en 3D, le film de Gaspar Noé met surtout en relief une terrassante mélancolie). Les coeurs auront battu un sang noir, jusqu’au suicide, motif quasi récurrent du festival – point de départ de Sea of trees ou de Valley of love, un peu moins frontal, quoique, dans Louder than bombs, Chronic voire dans Youth et ses personnages au bout du rouleau.
C’est concept. C’est entendu, la majeure partie de la presse a donc décidé que, niveau competition et sélection officielle, cette édition était assez moyenne. Pour autant, on pourra être sidéré par les phénoménales propositions conceptuelles faites par pas mal de films. Sans revenir sur Son of Saul ou le postutlat – comme le ton, façon Houellebecq qui s’inviterait chez Wes Anderson- de The lobster, comment ne pas se réjouir d’un certain côté laboratoire (Valley of love entre métaphysique et méta tout court dans son jeu autour de l’image publique de Depardieu et Huppert, la fantastique 3D qui rend plus intime les scènes pornographiques de Love, The Assassin, le Wu Xia Pian statique – même si on confesse s’y être sérieusement ennuyé- d’Hou Hsiao Hsien, Tale of tales conjuguant contes italiens ancestraux et bestiaire tragique à la Guillermo del Toro, Mad Max road fury roulant plus pour son ode féministe que des mécaniques…). La palme revenant à l’exceptionnel Vice-Versa, retour tant en force qu’en grâce de Pixar avec un pitch gonflé – dans le cerveau d’une gamine, les émotions partent en vrille- ou des séquences hyper-audacieuses comme cette traversée de l’inconscient, ou les personnages se transforment… en idées !
La fête est finie. Avant même que l’ambiance vire donc à la gueule de bois niveau ressenti des films, il n’y a pas eu beaucoup d’occasion de l’avoir dans les soirées. La tendance s’affirme d’année en année : Cannes n’est plus trop à la fête, depuis que les plages sont privatisées par les sponsors pour des pince-fesses très sages, encadrés par des vigiles de moins en moins conciliants. Signe des temps, alors que Pierre Lescure, l’homme qui a longtemps incarné l’esprit Canal prend ses fonctions de président du festival, tous les invités à la fête Canal +, usuellement maître étalon des fiestas, croisés ont confessé qu’elle était particulièrement terne.
Rendre à César ce qui est à Cannes. A l’arrivée, même s’il faudra forcément attendre que tout ça se décante, et ne pas céder à certaines cassandre ayant croassé dès les premières heures, Cannes 2015 ne restera probablement pas dans les mémoires, sauf comme une édition où la suprématie du délégué général aura été plus remise en cause que d’habitude. Ou la tentation d’un barnum des marques s’est faite plus visible – de Lescure qui ouvre la conférence de presse du festival en saluant l’arrivée de nouveaux sponsors à la présentation de La légende de la palme d’or, à Cannes Classics, spot de pub hagiographique pour Chopard, le bijoutier concepteur du trophée, déguisé en documentaire en passant par la présence renforcée d’égéries de marques partenaires sur les marches-. Lui comme la presse ou l’industrie s’en remettront. Une requête cependant: on en serait gré s’il pouvait être évité de transformer les cérémonies d’ouverture et de cloture, particulièrement laborieuses cette année, en soirées des Césars bis (le poids de Canal +, producteur et diffuseur de ces cérémonies ?). Un seul calvaire de ce type par an suffit.