Sorti le 21 novembre 2000, “Mama’s Gun” marque un bond audacieux d’Erykah Badu vers le nouveau millénaire : une néo-soul fine, nourrie d’afrocentrisme. Plus intime et inquiète que “Baduizm”, Badu y explore son monde intérieur comme celui qui l’entoure, avec une lucidité vibrante.
Après l’immense succès de Baduizm sorti en 1997, Erykah Badu devient une icône de la neo-soul, genre hybride qui fait se rencontrer la funk, le hip-hop, le r’n’b et la soul. Alors que la chanteuse née à Dallas traverse une rupture avec le père de son fils, le rappeur et producteur André 3000 d’Outkast, elle commence à enregistrer Mama’s Gun dans son home studio texan en avril 1999.
Un mois plus tard, elle se délocalise au Greenwich Village à New York, dans les légendaires Electric Lady Studios, fondés par Jimi Hendrix et conçus par l’architecte-acousticien John Storyk en 1970. Habités par les passages de monuments de la musique comme Stevie Wonder, David Bowie ou Curtis Mayfield, les studios deviennent, à l’aube des années 2000, le repère des Soulquarians collectif d’artistes afro-américains qui redéfinissent le son de la musique noire
Le son et le “knowledge” Soulquarians
Pour ce deuxième album, Erykah Badu veut des morceaux organiques, pleins de soul et avec une touche psychédélique. Lorsqu’elle débarque au Electric Lady, The Roots vient de sortir son album culte Things Fall Appart (février 1999), enregistré sur place. Badu commence à travailler avec le pianiste James Poyser et le batteur des Roots, Questlove, qui travaille simultanément sur les projets comme Voodoo de D’Angelo (2000), Like Water for Chocolate de Common (2000) et 1st Born Second de Bilal (2001). Entre les sessions, Questlove organise des jams et provoque ainsi la naissance des Soulquarians.
Influencés par les techniques d’enregistrement du producteur Russell Elevado, qui préconise l’enregistrement analogique sur bandes ainsi que l’utilisation de micros vintage, les Soulquarians développent un son tourné vers l’acoustique mais qui ne se prive pas des techniques modernes comme le sampling. Un moyen de rendre hommage à la musique noire en propageant ce fameux “knowledge” (qui peut se traduire par le savoir ; les références historiques et culturelles liées à la culture noire américaine) tout en se réinventant.
La question sociale au cœur
L’ouverture de l’album donne le ton : avec “Penitentiary Philosophy”, Erykah Badu fait un clin d’oeil aux lettres de Martin Luther King Jr. écrites lors de son emprisonnement à la prison de Birmingham. En citant la figure de proue du Mouvement des droits civiques, elle donne par la même occasion sa vision du système carcéral : “Pourquoi nous ne pouvons plus attendre” la libération. Sur une boucle du morceau “Ordinary Pain” de Stevie Wonder, Badu construit un titre funk-rock entraînant porté par la guitare de Jef Lee Johnson et la batterie de Questlove.
En février 1999, l’actualité américaine est marquée par le meurtre d’Amadou Diallo, un immigré guinéen de vingt-trois ans abattu par 4 policiers dans la cage d’escalier de son domicile du Bronx, le corps criblé par dix-neuf balles. Les agents de police ont tiré 41 balles au total. Un an plus tard, les 4 policiers sont acquittés par la justice américaine. La révolte provoquée par cette décision de justice est à l’origine du morceau “A.D. 2000” sur lequel Erykah Badu s’avère pessimiste “This world done changed / Since I been conscious”. Sur une partie de guitare acoustique ponctuée par les rimshots de Questlove, Badu chante l’injustice de ce meurtre raciste et convoque une légende de la soul pour faire les backing vocals : Betty Wright, connue pour son single “Clean Up Woman”.
Dans le morceau Bag Lady, Badu évoque la charge mentale des femmes avec une métaphore on ne peut plus claire : “Bag lady, you gon’ hurt your back / Dragging all them bags like that / I guess nobody ever told you / All you must hold on to / Is you, is you, is you” Un féminisme crié haut et fort, sans oublier la référence au répertoire soul classique avec le sample (archi connu!) de “Bumpy’s Lament” de Soul Mann & the Brothers.
Un chef d’œuvre aux yeux verts
Mama’s Gun se termine par un morceau de 10 minutes, “Green Eyes” composé en 3 mouvements, qui revient sur l’épisode de sa séparation. Le triptyque commence par «Denial» une partie soul imitant les enregistrements de basse qualité des années 30 (avec ce petit craquement de vinyle qui rappellerait presque les vieux gramophones). James Poyser est au piano, accompagné de Roy Hargrove à la trompette.
À 2”00, la deuxième partie commence, intitulée «Acceptance?». Les petits bruits de sillons disparaissent et laissent place à une guitare basse couplée à la batterie de Questlove, qui tapissent les parties de piano et de flûte. La voix de Badu joue avec la stéréo en se baladant de gauche à droite, murmurant “I don’t love you anymore / I’m so insecure”.
La troisième partie, “Relapse” commence vers 5”00 avec une instrumentation encore plus étoffée. Erykah Badu replonge dans les affres du coeur brisé “You wanted me to go away / But I can’t go”.
Mama’s Gun sera couronné disque de platine 2 mois après sa sortie. Le deuxième projet d’Erykah Badu influencera beaucoup d’artistes, de Frank Ocean à SZA en passant par Solange, en liant subtilement l’intime et les revendications politiques, le passé et le présent, et tout cela, sans faire de concessions côté production.

