Il y a 25 ans, Radiohead sortait son quatrième album. Dans ce projet avant-gardiste, le groupe de Thom Yorke se réinvente en choisissant d’abandonner la formule alt-rock qui avait fait le succès des trois précédents opus. « Kid A » marque non seulement un virage dans le son des britanniques mais il est aussi à l’origine d’une petite révolution critique et commerciale.
Après la sortie de leur troisième album OK Computer en 1997, précédé des très bons Pablo Honey (1993) et The Bends (1995), Radiohead est au sommet de sa gloire. Le dernier album est multi-certifié platine partout dans le monde, les promos et tournées s’enchaînent mais Thom Yorke, les frères Greenwood, Phil Selway et Ed O’Brien ont du mal avec le succès.
Comment bien se réinventer ? Depuis “Pablo Honey”, le groupe parvient à se renouveler avec “The Bends” en introduisant l’utilisation de claviers et synthétiseurs pour tapisser le fond sonore de leurs morceaux. OK Computer est, quant à lui, plus expérimental voire conceptuel dans les thèmes anti-consuméristes et anti-capitalistes qu’il aborde.
Faire de l’anti-Radiohead
Pour Kid A, le groupe décide d’abandonner le triptyque guitare-basse-batterie et de partir d’une page blanche. Avant la sortie de Kid A, Yorke n’écoute quasiment plus de rock et s’immerge dans la musique électronique et expé du label Warp, sur lequel sont signés Aphex Twin et Autechre. Cela aura une influence directe sur le quatrième album.
Le premier titre “Everything in Its Right Place” pose les bases. Un synthé aux allures de BO de film post-apocalyptique joue une mélodie inquiétante, recouverte dès les premières secondes par des samples joués en boucle. Thom Yorke s’infiltre dans ce tout stratifié et hypnotisant et entonne un cryptique “Yesterday, I woke up sucking a lemon”. C’est peut-être le goût acide que lui a laissé en bouche la tournée “OK Computer”, particulièrement épuisante pour le chanteur.
Dans cet album, le quintette se reconfigure autour de synthés, boîtes à rythmes, samplers et autres instruments de niche. Un choix qui déstabilise les fans : “Où est le hit ? Où est la guitare acoustique ?” s’amuse Thom Yorke dans une interview à NPR.
En décidant de faire de l’anti-Radiohead, le groupe n’a jamais été aussi fidèle à lui-même et à sa soif d’exploration. Jonny Greenwood utilisera par exemple son exemplaire personnel d’ondes Martenot, instrument inventé en 1928 par un Français, Maurice Martenot. Une sorte de piano électronique qui retranscrit le vibrato du toucher et dont le ton peut être modifié à l’aide d’une bague reliée à un fil, qui bouge au gré de la main du claviériste. Greenwood l’utilise par exemple dans le magnifique “How to disappear completely” et en live dans cette émission culte de la BBC :
L’album est sombre, angoissé et pessimiste. Le titre “Idioteque”, le préféré de notre Ségo Raffaitin, raconte une humanité vivant dans des bunkers pour se protéger d’une nouvelle ère glaciaire, sur fond de mensonges politiques… “This is really happening” chante un Thom Yorke qui se veut clairvoyant. Retrouvez la chronique de Ségo Raffaitin juste ici :
Un pari commercial risqué à l’image de l’album
An 2000, les rouages de l’industrie de la musique sont huilés à coups de singles, clips et interviews. Le groupe est fatigué de tout cela. Internet est beaucoup moins développé qu’aujourd’hui, mais apparaît comme un espace d’expression et d’immense liberté pour Radiohead et une certaine Robin Sloan Bechtel, du pôle web chez EMI. “Kid A” est l’un des premiers gros cartons musicaux sur le digital. L’album est disponible 3 semaines avant sa sortie en streaming gratuit, réalise 400 000 ventes digitales et les fans se ruent dans les bacs à sa sortie en physique.
Le graphiste Stanley Donwood, qui a bossé avec Thom Yorke sur la pochette de “Kid A” (et sur tous les visuels du groupe) habille le site comme ça lui chante. Des personnages complètement loufoques apparaissent aléatoirement entre deux liens de téléchargement via des petites vidéos appelées « Blips ». Un personnage a particulièrement marqué les esprits : l’ours aux dents acérées, comme prêt à vous dévorer. D’ailleurs, en fouillant un peu sur les forums, il est possible de trouver le site original d’il y a 25 ans, restauré par des fans. Si ça vous branche, c’est par ici : https://nosuchlibrary.com/alps/
Pour l’anecdote, une réédition/compilation des albums “Kid A” et “Amnesiac”, parue en 2021 sous le nom “Kid A mnesia” s’était accompagnée d’un jeu vidéo d’exploration publié par Epic Games pour macOS, Windows et PlayStation 5. Il reprend l’univers des pochettes des deux albums et… cet effrayant nounours à la mâchoire crocodilesque…
“Je n’avais encore jamais vu d’étoiles filantes.”
Si la sortie de “Kid A” marque un tournant pour l’industrie de la musique, c’est aussi une petite révolution dans le monde de la critique musicale. Aujourd’hui incontournable, le site Pitchfork souffle sa quatrième bougie au moment de la sortie de “Kid A”. Le journaliste et critique musical Brent DiCrescenzo lui décerne la note exceptionnelle de 10.0/10 accompagnée d’une critique dithyrambique qui participe fortement au succès du projet. L’introduction de cette review est une description d’un concert de Radiohead en Italie, auquel l’auteur avait assisté, complètement halluciné par l’expérience sonore du groupe en live. Sa chronique commence par une phrase devenue culte : “Je n’avais encore jamais vu d’étoile filante”.
Pitchfork est devenu un poids lourd de la critique musicale, redéfinissant la manière d’écrire sur la musique, un peu à la manière du Nouveau journalisme avec le début de la critique rock dans les années 60. Sur le site américain, on peut lire des chroniques complètement loufoques (comme une boucle de mails avec Jésus à propos du groupe Stereolab !) qui ont surtout permis aux journalistes de penser à de nouvelles formes d’écriture pour parler de la musique.
Le magazine Rolling Stone a classé « Kid A » numéro 1 de son top album de la décennie 2000. Étoile filante ou non, c’est clair qu’avec “Kid A”, Radiohead brillait d’inventivité et savait la transmettre.

