Plus grand festival de l’est de la France et véritable institution dans la région, Les Eurockéennes célébrait cette année à Belfort et à guichets fermés, leur 35e édition. L’occasion, ce dimanche, de faire un saut en Franche-Comté pour une soirée éminemment Nova compatible. Nos immanquables d’un dimanche pluvieux, heureux, volcanique.
Theodora — Scène La Plage
Un concert décalé de deux heures à cause des conditions climatiques — beaucoup de vent en cet fin d’après-midi à Belfort — et une voix brisée par on ne sait quel aléa : concert compliqué en perspective pour Theodora aux Eurockéennes ? En deux ans, elle est passée de talent émergeant — elle était à l’affiche de notre Bal de Nova avec Converse depuis La Place — de la scène rap, hyperpop, R&B, un mélange de tout ça avec du bouyon caribéen, de la house, à une artiste ultra-tendance qui feate avec Juliette Armanet (« Les oiseaux rares »), Luidji (« GO! »), Chilly Gonzales (« Ils me rient tous au nez » sur une version live) ou même JUL sur « Zou Bisou » (soit, pour certain.e.s, le climax, déjà, d’une carrière). Hier soir, elle a assuré l’essentiel.
En terrain conquis, la franco-congolaise, née en suisse et qui revendique dès que l’occasion se présente — à chaque prise de parole ? — le statut de « Boss Lady » — un concept qui concerne « les filles comme les garçons » — a fait danser un public plus divers que ce que l’on aurait pu imaginer. Gen-Z, citoyen.ne.s de « Tanaland » (pays fictif interdit aux hommes où les femmes peuvent s’habiller comme bon leur semble), mais aussi d’autres, plus anciens parfois, qui ont toutes et tous succombé à la musique sans frontières de cette jeune femme attachante qui s’entoure sur scène de danseuses — des boss ladies, elles aussi — et clame des paroles tout à fait émancipées. Son univers est rose comme celui de Barbie dans le film de Greta Gerwig, ses lyrics violets comme celui des combats féministes, décoloniaux, déconstruits. Toujours fou de voir le succès d’un morceau comme « KONGOLESE SOUS BBL », dont les paroles, pas simple ni à scander ni à retenir, disent pourtant « Kongolese baby aimerait sa BBL / Mwasi Sukali, j’me lève, j’suis déjà belle / J’suis pétée sous Cali, pollen jaune, Maya l’abeille / Manque plus qu’une p’tite Pauline, même si j’l’ai d’jà vue la veille » Acclamation et paroles en choeurs, aussi, pour « FASHION DESIGNA », longtemps chantées après le concert par des gamines encore sous le charme.
« Pourtant, j’suis juste passionnelle / Au point d’en perdre sommeil », chante-t-elle sur « Ils me rient tous au nez« . La passion se voit chez Theodora, de même que le travail, elle qui a sorti ces derniers mois une version augmentée de son album BAD BOY LOVESTORY, le très partagé MEGA BBL.
The Last Dinner Party — Grande scène
Boss ladies elles aussi, les filles de The Last Dinner Party qui ont, en 2023, placé tout en haut du panthéon du rock indie des années 2020 leur tube « Nothing matters », bacchanale rock exaltée où, là encore, l’émancipation est un sujet central (« And you can hold me like he held her / And I will fuck you like nothing matters », en boucle). Abigail Morris, leadeuse et chanteuse du groupe, est, elle, vêtue d’une robe blanche qui, associée à ses cheveux noir ondulés, la font ressembler davantage à une prêtresse grecque — vraiment glam — qu’à une artiste originaire de Londres. Peut-être, aussi, que les colonnes blanches style néoclassiques qui quadrillent le quintette sur scène y sont pour quelque chose…
Abigail / Athéna, quoi qu’il en soit, porte le groupe durant une heure de concert très bien mené où celles et ceux qui suivent le parcours du groupe anglais depuis ses débuts — les ont-ils vu en première partie du concert des Rolling Stones à Hyde Park ? — ont pu faire du air guitar sur les morceaux de l’album Prelude to Ecstasy comme beaucoup le faisaient, à en croire la foule et ceux vêtus encore de tee-shirts à leur effigie, au concert d’Iron Maiden — 35 000 personnes jeudi pour ce concert événement. Applaudissements nourris de quelques « bravos mesdames !« .
Malik Djoudi — La Loggia
À l’opposé du festival, sur l’excentrée scène de La Loggia, c’est ensuite le Poitevin Malik Djoudi qui s’exprime, auréolé de quatre albums séduisants depuis la parution du premier en 2017 et tous joués avec joie en playlist sur Radio Nova. Malik est vêtu de noir et ses musiciens — claviers, batterie, basse — de blanc, et son concert, lui, voltige dans de divers horizons, des mouvements de bassin funk et groovy de « Viens on prend le temps » (sur l’album Vivant) ou « Point sensible » (sur l’album Troie, initialement en featuring avec Lala &ce) à ceux technoïdes de « Sous garantie » (sur l’album Un) ou « Tempérament », qui, prolongée, devient une balade techno qui fait danser les anciens et les plus jeunes — devant nous, des parents sons venus avec leurs gamins de 7 ou 8 ans, qui se dandinent avec leur gros casque de protection sur les oreilles.
Des gamins qui retiendront peut-être les leçons de vie partagée par cette figure attachante de la pop française, versant tendre, sensible, poétique, une figure qui dit « j’suis enfin vivant, vivant comme je l’aime » après avoir rappelé, en préambule, l’existence des chutes qui permettent, ensuite, de se relever
Damso — Grande scène
Ensuite, c’est Damso, et une Grande Scène sur laquelle semble se regrouper l’ensemble des 35 000 festivaliers et festivalières de ce dimanche, qui aura fait plein, comme les journées précédentes. Concert événement de la soirée, le live du rappeur bruxellois défend principalement l’album BĒYĀH — beaucoup de gamins portent des tee-shirts à son effigie dans la foule —, sixième opus d’une discographie qui avait explosé, en 2017, avec la sortie de l’album Ipséité, dont on entendra le tube « Macarena » en toute fin de concert (« Mon cœur danse la macarena, la la la la la la la la la la / Oh la la ! »).
Sur scène, Damso, vêtu d’une magnifique tenue noire parsemée de piercings en argent, est accompagné par des funambules qui, tout le concert durant, escaladent, rampent, brisent le vent, volrigent sur le décor façon échafaudage d’une Grande scène éblouit par ce ballet très underground qui, par certains mouvements, évoque presque un West side story sous testostérone — des fumigènes, parfois, sont allumés par les danseurs. De loin, ils ne paraissent être que des silhouettes, des ombres, des spectres tout de noir vêtus, en lutte pour tenir le rythme d’un rappeur en forme et au flow toujours aussi impressionnant. « J’suis l’nouveau JCVD », dit Damso qui, façon Florent Pagny, a probablement, aussi, du mal à remplir ses fiches d’imposition (« D’ailleurs, j’ai fait mon premier million / Mais j’ai toujours pas payé les impositions (nan, nan, nan) / J’me d’mande combien ils vont m’retirer ») et à prendre conscience qu’effectivement, son rap n’est pas le plus déconstruit qui soit — « misogynes, qu’elles disent ». Oui, sans doute. L’un des tous meilleurs de sa génération, Damso ? — « quand j’me fais chier j’sors un EP / je finis homme de l’année ». Assurément, comme l’atteste ce live maîtrisé de bout en bout.
Freeze Corleone, l’autre affiche rap prévue ce dimanche à Belfort, a pour sa part vu sa venue interdite par le préfet du Territoire de Belfort. « Rien à foutre de la Shoah », « Déterminé comme Adolf dans les années 30 »… Le rappeur est accusé de relayer des textes provocateurs jugés antisémites, homophobes, voire faisant l’apologie du troisième Reich… La préfecture avait craint que le live de Freeze Corleone donne lieu « à des troubles à l’ordre public à cause des textes de ses chansons qui font l’apologie de l’antisémitisme, du terrorisme et fait mention du nazisme. L’artiste n’a pas sa place dans ce festival qui rassemble un public familial ». Une interdiction qu’a regretté en conférence de presse Mathieu Pigasse, actionnaire du groupe Combat (Radio Nova, Les Inrockuptibles, Rock en Seine) et président des Eurockéennes. « Nous condamnons les propos d’incitation à la haine, les propos racistes et antisémites. Ceci étant dit, cette décision porte atteinte à la liberté fondamentale, la liberté d’expression, de création et de programmation. Interdire un concert, c’est interdire à chacun de penser, de débattre, de ressentir » a-t-il déclaré ce dimanche.
Le groupe Royal Otis, lui, et plutôt que de jouer les complotistes de seconde générale, reprend sous le Chapiteau le morceau « Murder on the dancefloor » et tout le monde danse excepté les fans du morceau original de Sophie Ellis-Bextor (est-ce que cela existe ?).
Kneecap — Scène La Plage
On était jusque-là et malgré la proximité immédiate du lac de Malsaucy, littéralement, passé entre les gouttes — les deux yeux sur l’appli RainToday toute la soirée. Mais évidemment, la flotte commence à tomber fort au moment où des Irlandais — Kneecap, pour renvoyer vers une ancienne punition corporelle infligée par les paramilitiaires républicains irlandais aux dealers, c’est dire l’engagement des gars —montent sur scène, sur un espace dénommé La Plage mais qui devrait plutôt, à ce moment-là, s’appeler La Gadoue — « ça fait partie du charme des Eurocks », disent les habitué.e.s. « Il ne pleut pas TOUT LE TEMPS en Irlande », disent les Irlandais. « Trop cool ton maillot du FC Sochaux-Montbéliard », je dis à cet énième gars du coin fier de porter les couleurs du club de foot local.
Donc la flotte tombe, car c’est un orage qui arrive sur scène. Trois nord-irlandais, dont certains vêtus de cagoules comme s’il s’agissait d’un braquage, un affichage FREE PALESTINE d’emblée —, et une giboulée de punk, de techno, de trans pour ce groupe de Belfast qui a featé avec le leader de Fontaine D.C. et qui transforme Les Eurocks en rave party improvisée. « Le service de sécurité vient de nous informer que si vous avez des drogues sur vous, n’importe quel type de drogues, il faut nous les envoyer sur scène. Désolé les gars, c’est la sécurité qui nous demande« , se marrent-ils avec un accent à faire passer Thomas Shelby pour un sang bleu.
Une heure d’extase avec de la politique dedans — perte de repères totale sur « Fine art » — pour les undergrounds fans de Sleaford Mods, de Slowthai, de The Streets et les gauchistes en veste Adidas, et une mise en bouche idéale pour celles et ceux qui se dirigent, dans la foulée — les deux lives sont quasi simultanée — vers celui, qui marque la fin de l’aventure 2025 des Eurocks, de Justice. À-t-on des nouvelles de ce gars qui, à 23h30 devant Kneecap, dansait torse-nu en hurlant, la bière lancée en l’air avec l’espoir de la rattraper en plein vol, avant d’être enlacé par un autre type portant fièrement un costume de cochon rose comme s’il s’agissait d’un jambon Herta ?
Justice — Grande scène
De justice, il n’y en a donc aucune pour cette foule qui se retrouve sous l’orage pour le live final du duo français — Gaspard Augé et Xavier de Rosnay, vous connaissez — qui ont amené la French Touch, depuis la sortie d’un premier album en 2007, vers ce que nous considérons comme la deuxième génération de ce mouvement qui a placé la France, comme le veut la formule, sur la carte des musiques électroniques. Justice donc qui débarque avec un live XXL, où la scénographie, évolutive et maîtrisée, évoque alternativement un vaisseau spatial, une odyssée étoilée, une arche créatrices de mondes nouveaux. « Fine art », disaient les gars de Kneecap ?
Le duo offre sa discographie à un public en transe et en nage, qui jumpe, se cambre, roule, danse fort, enfile parfois le poncho aux couleurs du festival, lorsqu’interviennent, souvent mélangés les uns avec les autres, les classiques de Cross (2007), Audio, Video, Disco (2011), Woman (2016) ou Hyperdrama (2024). Dans le désordre, on headbang sur « Neverender », « D.A.N.C.E. », « One Night/All Night », « Heavy Metal » et évidemment sur « Stress », climax de n’importe quel concert de Justice. Gros délire collectif, aussi, sur « Afterimage », proposé dans sa version remixée. Énorme live pour un énorme finish pour, croyons sur parole les communiqués de presse envoyés à 1h du matin un dimanche soir, « la deuxième meilleure fréquentation de l’histoire du festival » ! Rendez-vous, et puisque les dates sont déjà annoncées, les 2,3, 4 et 5 juillet 2026 pour la 36e édition du festival de la presqu’île du Malsaucy. Et séchons-nous d’ici là.

