La chronique de Jean Rouzaud.
Peut-on encore comprendre les années 70 ?
Fassbinder fut ce cinéaste, dramaturge, acteur, auteur, réalisateur prolifique allemand des années 70 qui régna sur l’intelligentsia avant – gardiste , un peu comme Bergman dans les années 60.
Il entre dans la catégorie des inclassables (Pasolini, Bergman, Rohmer, Melville), qui a son propre mode d’emploi, avec un univers, une morale, une esthétique, des obsessions et un ton qui s’imposent ou que l’on fuit avec horreur…
Rainer Werner Fassbinder (1945-1982) a représenté à lui tout seul le nouveau cinéma allemand (sorte de poste nouvelle vague, plus gauchiste et marginale) , il écrivit de nombreuses pièces puis réalisa une quarantaine de films, sans oublier des feuilletons télés et d’autres spectacles de son cru, expérimentaux…
Sa rapidité de tournage, son équipe et ses acteurs sont entrés en parfaite symbiose avec l’Allemagne, dès 1969 . Leur originalité et leur décalage firent vite sensation et Fassbinder tourna à 100 à l’heure.
Poussé par ses prédécesseurs, Fassbinder se disait aussi marqué par Douglas Sirk et ses mélos flamboyants, ou les polars de Howard Hawks.
De toute façon, il va tout changer : ce teuton aux traits asiatiques, aux allures de loubards, aux mœurs bizarres, à la réputation sulfureuse.
L’équation drogue, sexe et manipulations… va tout changer
Ses films parlent de social, d’ouvriers, de société, puis glissent vers la famille, le milieu, l’idéologie, le tout enrobé de désir, de sexe, d’une certaine brutalité, sur fond d’Allemagne en transition, et de terrorisme de gauche (RAF, fraction armée rouge, autonomes…).
Les décors et les looks ont fait date : cuir marron, velours, tons bruns , ultra 70 , des intérieurs un peu prolos, et des filles d’à côté, vraiment les nanas du coin, mais toujours sexe et attirantes, parfois troubles.
Fassbinder filme la société d’un pays ravagé et d’une époque troublée.
Non seulement il ne cherche pas à faire joli, ni à plaire, mais comme Pasolini, il agresse, dérange, choque… Il se fait un devoir (naturel) de secouer les spectateurs, de ne jamais les laisser en répit.
Ses scénarios parlent de relations bizarres, de manipulations, de trahisons, de jalousies, de maltraitance, de racisme ou même de dominations, mais avec un allant, une magie inoubliable.
Des atmosphères uniques
Des films dont on se souvient, comme d’atmosphères uniques, dérangeantes, d’une facture presque cinéma vérité pour certains, d’autres plutôt léchés et magiques, et incarné par des acteurs aux gueules fortes et aux allures du quotidien, mais avec un plus de mauvais goût assumé, allemand et typé .
Fassbinder a balayé en une dizaine d’années tout le champ social et celui des mœurs. L’homosexualité y est très présente, au milieu d’autres luttes de pouvoir. Ce qui fascinait le public, c’est que sa vie ressemblait à ses films, trimballant toute la mythologie : bohème, drogues, argent, hédonisme, désirs refoulés ou magnifiés, domination…
Son cinéma était un peu l’œil du cyclone de la marginalité et de l’underground : plus viril que Warhol, plus populaire que Godard, plu puissant et brut que la plupart des autres.
Les addictions (coke, tabac, alcool, sexe ?) ont eu raison de lui, en pleine notoriété, achevant de renforcer le mythe déjà installé de cet allemand atypique, ouvertement anarchiste, qui fascinait la classe dirigeante, fantasmant sur ses écarts de conduite. Mais il est très difficile aujourd’hui de comprendre ses motivations, sa contestation brouillonne, ses personnages dérivants et inquiétants.
Vraiment une époque à part, un pic de civilisation, mais en pleine mutation, comme une autre planète, un futur qui a peu duré !
Il voulait être Shakespeare, Freud et Marx ! Et a réalisé des films historiques en costume, Il a même fait un film sur la réalité virtuelle (le monde sur le fil), visionnaire, il avait compris les pièges d’une technologie, balbutiante à l’époque…
Ne passez pas à côté de cette vision du monde, ambitieuse, dévorante, parfois paranoïaque ou décadente, mais, si juste, sans fard et humainement complète.
La rétrospective Rainer Werner Fassbinder c’est jusqu’au 16 mai à la Cinématique Française (Paris 12ème). 15 oeuvres sont également à retrouver au cinéma et en DVD (Distribution Carlotta) :
L’Amour est plus froid que la mort ; Le Bouc ; Prenez garde à la sainte putain ; Le Marchand des quatre saisons, Les Larmes amères de Petra von Kant ; Martha ; Tous les autres s’appellent Ali ; Effi Briest ; L’Année des treize lunes ; Le Droit du plus fort ; Roulette chinoise ; Le Mariage de Maria Braun ; L’Allemagne en automne ; Lola, une femme allemande ; Le secret de Veronika Voss et depuis le 25 avril la série inédite Huit heures ne font pas un jour en version restaurée.