L’édition 2025 du festival Nancy Jazz Pulsations — cinquante-deux ans cette année — accueillait dans la somptueuse salle Poirel, construite à l’image d’un théâtre à l’italienne, le show du Nigérian Femi Kuti, porte-parole toujours énergique, convaincu et convainquant de la musique afrobeat. En marge de ce concert, qui est venu remplacer au pied levé les annulations successives de Salif Keïta puis de Bonga, entretien avec une icône au verbe doux mais aux gestes forts.
Ce n’est pas tous les jours que l’on rencontre une légende. Femi est le fils le plus célèbre de Fela Anikulapo Kuti, disparu en 1997 et toujours iconique dans son Nigeria natal. Femi, dont le frère Seun est également musicien, est probablement le descendant le plus appliqué, le plus charismatique, le plus politisé de Fela qui, aux côtés du batteur Tony Allen, fonda l’afrobeat dans les années 70. L’afrobeat ? Cette rencontre du highlife ghanéen, du jazz nord-américain, du funk, des musiques folkloriques yoruba, qui, malgré sa complexité — ses morceaux s’étiolent et peuvent parfois durer vingt minutes — connut un succès planétaire. Le saxophone y est central, de même que les congas, la basse, les claviers. Les paroles y sont engagées, contestataires, séditieuses, souvent en anglais. Fela passa plusieurs fois par la case prison pour avoir été trop sévère avec le gouvernement du Nigeria. Son histoire, cent fois racontée, se confond souvent avec la légende.
Au nom du père
À 17 ans, Femi, lui, jouait déjà aux côtés de Fela dans le groupe Egypt 80, comme saxophoniste, avant de prendre le rôle de frontman suite à l’arrestation de son père. Il fonda ensuite son propre groupe, Positive Force, avant d’assurer l’animation des samedis soir, en alternance avec son père, qui s’occupait des dimanches, au célèbre Shrine de Lagos — porte-avion scénique de l’afrobeat, encore aujourd’hui, dans sa version moderne. L’histoire, centré sur la scène et l’omnipotence du live, dura jusqu’en 1997, à la mort de Fela. Femi a alors 34 ans, le Nigeria tout entier est en deuil — ses dirigeants, exceptés… — et c’est à lui, et à un degré moindre à son frère Seun — âgé aujourd’hui de 42 ans — que revient la charge de perpétuer l’esprit tellement charismatique de l’afrobeat. Alors, depuis trente ans, ses textes dénoncent eux aussi, et sans détours, la corruption, la pauvreté, l’oppression au Nigeria et à travers le monde. Politique, ou plutôt humaniste, il s’est beaucoup impliqué dans la sensibilisation à la lutte contre le VIH en Afrique, collabore régulièrement avec des organisations telles que l’UNICEF ou des initiatives comme Global Citizen. Entre autres.
« You have to be very focus »
« Même tout petit, je savais, je comprenais, que la musique de mon père était importante », se souvient Femi, rencontré, en coulisses, dans la salle Poirel de Nancy, avant son concert du soir, vêtu, comme de fait exprès, d’un tee-shirt à l’effigie de son père Fela. « Maintenant, et même s’il a toujours refusé d’être commercial, je sais que tous les musiciens mainstreams l’ont écouté. Paul McCartney, Bob Marley, Beyonce, Jay-Z… », assure ce grande homme de plus de 60 ans — il est né en 1962, à Londres — qui, sur scène, donne plutôt l’impression d’en avoir trente, vu la manière dont il bouge, dont il danse, dont il saute les deux pieds joints comme s’il jouait à la marelle, dont il explose lorsque la transe arrive à son climax — Poirel est en feu sur le titre « Shotan » —, et qu’il faut lâcher les chevaux.
« Ma musique demande beaucoup de mouvement, beaucoup d’énergie, de la part de tous ceux qui jouent avec moi. Tout le monde doit bouger, personne ne doit s’ennuyer. Je suis très critique et demande le maximum à moi-même autant qu’à mon équipe. » Ne pas interrompre un show. Que celui-ci soit continu, ne soit qu’un tout. Que tout le monde danse, bouge, partage. « You have to be very focus », résume-t-il, lapidaire et plus convaincant que jamais.
Athlète et ascète
Comment est-ce possible, à plus de 60 ans, d’être aussi affuté, aussi actif, de tenir la cadence infernale qui est celle d’un artiste de classe mondiale, qui se dépense sans compter et n’envisage pas le live comme une rentrée d’argent facile, où ce seraient des musiciens bien moins payés qui assureraient le plus gros du spectacle ? « Où trouvez-vous la force de toujours vous battre ? », lui demande-t-on en face à face. Dans la méditation, dans la concentration, dans cette discipline physique dont on dit qu’il est friand ? « Je pratique six heures par jour… C’est difficile mais j’essaye de rester mince, de m’entraîner, ça devient plus difficile avec le temps, à cause de l’âge mais je pense que c’est important de le faire. » Un vrai ascète, Femi Kuti, qui sait probablement, et même si la vérité peut être aussi ailleurs, que c’est d’un corps sain que peuvent parfois venir les idées les plus saines.
It’s afrobeat. It’s Lagos. It’s Africa
Alors, en effet, sur scène, ça n’arrête pas. 1 heure 30 de live passe comme 1 minute 30. Douze personnes sur scène. Huit musiciens — basse, saxo, trompette, clavier… — trois danseuses. L’une d’elle est la femme de Femi. Des Nigérians, un Anglais, des Français qui accompagnent Femi sur sa tournée française. Ils sont tous en jaune. Il est en bleu. « It’s afrobeat. It’s Lagos. It’s Africa », annonce-t-il en préambule. Applaudissements tonnerres et la foudre qui tombe sur scène. C’est Lagos qui communie avec la Lorraine, qui y trouve des alliés, qui rappelle que l’afrobeat, grâce à Fela et un peu comme le reggae grâce à Bob, est devenu mondial, qu’il ne parle pas que des dérives de celles des pays d’Afrique de l’est, mais bien de celles du monde entier, d’autant plus maintenant qu’il est s’est totalement mondialisé. Avec Femi, l’afrobeat est devenu plus pop, s’est mélangé avec beaucoup de choses — il a joué avec Coldplay, Common, Mos Def ou Damon Albarn, via le projet Africa Express —, a trouvé son propre chemin, proche de ses racines mais attaché, aussi, à ses propres sensations. Ce n’est pas un pastiche. C’est une évolution.
La passion du live
« J’aime tourner, j’aime les concerts, diffuser ma musique. Parfois, j’aime aussi être seul. Vraiment tout seul », confie celui qui défendait hier soir son dernier album en date, Journey Through Life, un album où le politique, et puisqu’il s’agit toujours d’afrobeat, est omniprésent — mais qui s’avère plus intimiste que d’habitude.
Dans le public, certaines, et certains, ont quitté les sièges où ils étaient assis jusqu’alors. Ils se retrouvent devant la scène, gênent la visibilité de ceux qui sont assis devant — who cares ? — dansent comme si le reste avait disparu, qu’il n’y avait plus que ce funk métissé venu du Nigéria, et qui a tant influencé. À l’étage, un jeune homme cheveux de riche x col blanc part en transe, comme s’il avait été piqué par quelque ange céleste. Il a les yeux au ciel, il croise sans doute, au plafond de ce théâtre magique, le reflet du vitrail magnifique de Charles Champigneulle, une allégorie de la Peinture qui semble dialoguer, en cet instant, avec cette allégorie de la Musique live, vivante, vivifiante, qui se déroule sur scène. Tout en maîtrise, large sourire au visage, Femi cite Bob Marley, Martin Luther King, Malcolm X, Mohamed Ali, et bien entendu son père Fela Kuti, ces figures qui se sont battues contre les injustices, contre les ségrégations, les corruptions, les multiples formes d’autoritarisme. Des points se lèvent sur « Corruption na Stealing » et Poirel tremble.
« Que pensez-vous de l’afrobeats — avec un s », lui demandait-on plus tôt, en référence à cette scène musicale qui a explosé depuis Lagos, Burna Boy ou Wizkid en porte-étendard, et dont l’influence va crescendo à travers le monde. « Je n’en pense rien », avait-il répondu froidement, avant de compléter, manifestement irrité par ceux qui occupent depuis une décennie le devant de la scène dans son pays.
« La musique classique ne mourra jamais. Le jazz non plus. L’afrobeat non plus. Mais quand je vois les jeunes musiciens… ils veulent se faire de l’argent avant tout. Ce n’était pas le but de notre musique. Nous voulions uniquement créer, nous engager. Être des musiciens qui jouent, qui pratiquent, qui progressent. C’est bien pour une jeune personne de flamber, de s’amuser. Mais à quarante ans ? À cinquante ans ? À soixante ans ? Quand vous voyez des grands musiciens jouer du saxo, du piano, vous ressentez quelque chose de spécial. Je n’ai pas d’objection à ce qu’ils font. Mais si mon enfant le faisait, je lui ferais probablement remarquer que la musique est quelque chose de sérieux. Tout le monde écoute de la musique, dans n’importe quel endroit, n’importe quel métier, n’importe quel contexte. C’est sérieux, la musique. Vraiment ! »
Une histoire de famille
Tellement sérieux que l’afrobeat, le fils de Femi, Mádé Kuti, en prolonge également l’héritage. Il a fait il y a quelques années, en 2021, ses débuts discographiques avec les albums For(e)Ward et Legacy+. « Je crois que mon fils va parvenir à s’élever, comme le permet l’afrobeat. Son nouvel album est super. C’est un grand travailleur. Il sait ce que veut dire le sacrifice d’un artiste. Il sait que vous ne devez pas vous plaindre. Que les gens viennent vous voir, qu’ils mettent leur problème de côté pour que leur fassiez oublier les leurs. Alors, faites le job ! »
Se changer soi-même
Le job, Femi l’aura, et une nouvelle fois, remarquablement fait hier soir, lui qui assure n’être heureux que lorsqu’il progresse, qu’il s’améliore. « Je n’ai pas besoin d’or, de luxe, j’ai juste besoin d’être heureux, de trouver la paix. Ma musique est à propos de ça. L’afrobeat et la musique ne peuvent pas changer le monde. Mais par contre, elle peut m’aider à me changer moi. M’aider à être un meilleur père. Une meilleure personne. Un meilleur musicien. De m’améliorer chaque jour en tournée. Voilà ce que j’essaye de faire. »
Le festival Nancy Jazz Pulsations se poursuit jusqu’au 18 octobre 2025. À l’affiche, dans le désordre et de manière parfaitement incomplète : Amadou & Mariam, Voyou, Oxmo Puccino, Cassius, Morcheeba ou encore Myd. Retrouvez le programme complet.

