Comment les Espagnols occupent-ils leur temps libre depuis la crise ? En regardant la télévision si l’on en croit les études récentes.
Voici un peu plus d’un an que je suis venue grossir les rangs de ce qu’on appelle les spectateurs passifs, engloutissant frénétiquement tout ce que la télévision espagnole avait à m’offrir : du traditionnel Big Brother (Gran Hermano) aux publicités pour les crédits à la consommation, en passant par les émissions de voyance en direct.
Après cette orgie junk-food peu glorieuse, j’ai fini par découvrir un programme salvateur et dont l’audience met à l’amende celle des émissions-poubelles.
Chaque dimanche soir le magazine d’investigation Salvados cartonne sur la chaîne La Sexta rassemblant jusqu’à 5 millions de citoyens indignés. Jordi Evole – journaliste-producteur de l’émission – part à la rencontre des puissants de ce monde, « la Casta », et les met face à leurs contradictions avec des questions simples mais percutantes.
Politiques douteux qu’on ne ménage pas, sujets sur l’endettement de l’Espagne, comparaison de la situation économique entre la Grèce et l’Espagne, témoignage de la capitaine Zaida harcelée par son supérieur hiérarchique dans l’armée espagnole, interview du charismatique ministre des finances grec Yanis Varoufakis, entretien avec l’uruguayen José Mujica, « le président le plus pauvre du monde »… Les dossiers sont variés et en général très bien maîtrisés. Le style décontracté d’Evole – le mec en jeans-baskets qui pose des questions directes et pas trop techniques sur un sujet compliqué – permet au spectateur de s’identifier. A travers lui le citoyen ordinaire assouvit son fantasme de croiser un jour un politicien au supermarché et de lui balancer à la face tout ce qu’il pense de lui. En regardant le programme il jubile devant le malaise de l’interviewé.
Enric Bach travaille depuis 7 ans pour le programme. Il coordonne la recherche et l’investigation et oriente une équipe de rédacteurs dans l’écriture des interviews : « on écrit un scénario plus ou moins fixe, que nous donnons à Jordi environ 4 jours avant sa rencontre avec l’invité. Il reste plutôt fidèle à ce que nous avons écrit, avec bien sûr une part d’improvisation », m’explique-t’il. Selon lui, deux choses font la qualité du programme : le temps et l’argent. « Grâce à la bonne audience, nous avons pu négocier avec la chaîne pour qu’elle nous donne plus de budget. » Une trentaine de personnes (journalistes, producteurs, monteurs, graphistes, coloristes, équipe de tournage, équipe de communication, direction) travaillent à temps plein à la confection de chaque reportage.
J’apprends donc que Jordi Evole a commencé comme comique dans les années 2000. Son surnom de l’époque ? « El follonero », littéralement « celui qui fout le bordel ». Une impertinence qu’il garde dans les débuts de Salvados, mais un changement de ton va peu à peu s’opérer dans l’émission, qui ressemble aujourd’hui davantage à du journalisme d’investigation avec des dossiers de plus en plus fouillés.
Enric me raconte :
« Le 15 Mai 2011 est le moment de rupture (le début du mouvement des indignés, ou « 15 M »), les places de toute l’Espagne ont été envahies. Pour mes collègues et moi c’était les vacances, on s’est dit putain pourquoi on n’est pas là en train de tourner !! A ce moment-là un changement mental s’est produit dans la société espagnole et dans notre équipe. On s’est dit, le côté comique c’est bien mais on va passer aux choses sérieuses.
Notre programme était l’une des premières émissions à dénoncer la spéculation immobilière, les hypothèques, la corruption, etc. Pendant un certain temps il n’y avait que notre programme qui faisait ça. Maintenant il y a beaucoup de concurrence et je pense que le public commence à fatiguer. »
La corruption généralisée, les abus des groupes pétroliers, le lobby pharmaceutique, les conditions de travail du télémarketing, les impôts des riches en Espagne, chaque sujet est traité de front. Au niveau des demandes d’interviews politiques, l’équipe se prend des portes mais ne lâche pas l’affaire. « C’est très difficile d’accéder aux politiciens en Espagne, mais nous sommes persévérants », raconte Enric. Toujours très courtois, Jordi Evole n’en pose pas moins des questions embarrassantes. Il cherche à entraîner l’invité sur son terrain, qui tente lui de ne pas trop dévier du sien.
« Le vrai challenge en tant que scénariste, c’est de penser à une question que tout le monde comprenne mais qui n’a encore jamais été posée. En général le scénario monte en puissance, en développant le sujet Jordi installe un certain climat, et les questions les plus directes arrivent vers la fin ».
Parfois pourtant, Evole commence cash, comme avec Pablo Crespo, le numéro 2 impliqué dans l’affaire Gürtel concernant le financement illégal du Parti Populaire espagnol (PP) en 2009, et impliquant des entreprises du secteur événementiel qui auraient bénéficié illégalement de décisions des gouvernements régionaux de Madrid et Valence : « Bonjour M. Crespo, est-ce que vous êtes vous-même un corrompu ? » L’invité accuse le coup et tente de se justifier.
Certains préfèrent partir lorsque l’interview devient trop ardue. C’est le cas d’Esperanza Aguirre, l’ex-présidente de la Comunidad de Madrid (Parti Populaire) :
« Si l’invité s’en va parce qu’il n’aime pas les questions ce n’est pas une victoire, c’est juste du spectacle, mais ça fonctionne très bien à la télé, commente Enric. Une victoire c’est quand tu gagnes avec des arguments, quand tu mets quelqu’un face à ses contradictions et qu’il n’a rien à répondre, là oui c’est une victoire morale et intellectuelle. »
Et de citer l’exemple de l’interview de Pedro Sánchez, député de Madrid et secrétaire général du Parti Socialiste Ouvrier Espagnol (PSOE). Dans ce reportage l’homme politique est invité chez une famille socialiste désillusionnée. « Le père de famille et son fils l’ont surclassé intellectuellement. L’image qu’il a renvoyée était celle de la médiocrité politique. Il n’avait aucun argument à leur apporter. »
Des victoires, Salvados en a un paquet à son actif. En 2013, l’équipe enquête sur l’accident du métro de Valence en 2006 : 43 morts et 47 blessés. L’unique coupable désigné est le machiniste, mort sur le coup, et le contenu de la boîte noire a disparu. Le reportage démontre comment certains membres de la compagnie ferroviaire et les autorités de la ville ont fait pression sur les témoins avant leur passage devant la commission d’enquête, allant même jusqu’à leur écrire leur texte pour le jour de l’audience… Le reportage fait rouvrir l’enquête.
Dans ce même épisode, Juan Cotino, conseiller à l’agriculture au moment des faits devenu par la suite président du parlement de Valence, est dénoncé pour avoir promis des emplois publics à ceux qui cesseraient de réclamer une réouverture du dossier. « Il avait refusé toutes les interviews à ce sujet. A la fin nous avions la rage, et nous l’avons abordé dans la rue. Nous avons montré le silence d’un homme qui a essayé d’acheter le silence des familles des victimes. »
Enric me résume le concept : « Nous diffusons des choses peu connues du grand public avec des témoins qui n’ont jamais parlé aussi clairement. Les hommes politiques sont habitués à s’exprimer 5 minutes à la radio. Avec nous c’est une vraie conversation d’une heure qui s’engage, plus que ca c’est un combat de boxe où il faut gagner par K.O.
Il ne faut pas oublier que ce n’est pas une émission purement journalistique, Salvados est un mélange d’information et d’entertainment : nous sommes très clairs avec ça, le programme n’est pas objectif. Nous aidons à créer une prise de conscience sur des sujets qui concernent tout le monde. Est-ce que ça c’est du journalisme ? Je ne sais pas. C’est une sorte de journalisme combatif. Il faut pousser à la démission certains politiciens, même si c’est très difficile. »
En bref, se planter un dimanche soir devant la télé n’est pas forcément du temps perdu. Mater un reportage de Salvados est un bon moyen de ne pas renoncer à la lutte contre l’impunité.